Electrypop Interview – Le Groupe Eiffel

©Pias

Interview du groupe de Rock Français Eiffel fondé en 1998.Romain Humeau s’exprime au nom du groupe et revient sur sa carrière au sein d’ Eiffel, sur leur dernier album “Stupor Machine” et évoque brièvement sa carrière solo.

Après 20 ans d’existence dans le monde du Rock : de quoi êtes-vous le plus fier ?

Fier de ne pas avoir fait de compromis artistiques et de ne pas avoir sacrifié l’idée de l’art au business de la Muzak.

Quel regard portez-vous sur votre carrière?

Tout n’est absolument pas réussi, euphémisme. Mais le bazar dans sa globalité a, me semble-t-il, une bonne frimousse!!!!!.J’aurais mieux fait de me poser la question de l’écriture des textes tout de suite sur “Oobik” et “Abricotine” au lieu de ne m’en soucier qu’à partir du “1/4 d’heure des Ahuris”.En termes de Style, je pense qu’Eiffel est un groupe riche. On l’a souvent cantonné à un truc violent et romantique-rock mais c’est une erreur de fainéants: dés le début avec “Dragqueen” et “Abricotine” et “Quality Street”, il y avait ce truc Cabaret/Glam que l’on retrouve dans “Terminus” ou “Chasse Spleen”. Dés le début il y avait du punk (fin de “Te Revoir” “L’affaire” etc…) Dés le début il y avait l’idée plus que simple de “chanson” (“J’ai poussé trop vite”, “Les yeux fermés”). Le Hip Hop Psy avec “Hype” ou “Ô toi”.L’ “abrasif” est juste un outil pour faire passer des idées d’où “Sombre”, “Bigger than the Biggest”, “Paris Minuit” etc….Mais il ne doit pas être un cache misère pour pallier à un manque d’inspiration. Du genre “Je n’ai rien à dire donc je fais du bruit sur un texte pseudo-engagé, cela me donnera de la contenance…”. On a pu entendre ça assez régulièrement sur les ondes pendant un moment.

Production: Ça a été en progression permanente. Et je suis actuellement très content de pouvoir mieux arriver à mes fins.

 Rencontres: C’est capital!!!!.Quitte a se gourer ce qui parfois a été le cas pour ma part… That’s life.

Quelles sont vos meilleures et pires expériences studio et live ?

En Live, j’ai un grand souvenir de la tournée “Les yeux fermés” en 2003 avec Cordes et Vents.J’ai aussi adoré faire la Cigale dernièrement avec Eiffel.Les concerts auxquels j’ai participé qui pour moi sont les plus réussis sont sans hésiter ceux de Mousquetaire #2, mon quatrième album solo. 90% de la tournée.

 En Studio, très bon souvenir de Abricotine, Foule Monstre, Stupor Machine.Très mauvais souvenir de Tandoori. Pas du tout en rapport au lieu (Studio ICP Belgique, j’ai suradoré!!!).Mais le fait que le batteur avec qui nous jouions à l’époque soit parti juste à la fin des séances, sans prévenir, pour jouer avec une autre artiste…

Comment les avez-vous gérées / mal gérées ?

Comme beaucoup de groupes, nous n’avons rien géré au début. Et nous nous sommes fait mystifier. Il faut savoir que seulement 1 ou 2 % des gens des maisons de disques ne sont pas des voyous…Les autres passent, s’en foutent, et finissent plus ou moins chez”…..” (NDRL).Quand tu as affaire à cette gente et que tu ne connais pas… je peux te dire que tu ne gères rien et tu l’as pas loin de l’os!.”

“Dont acte” pour Oobik & the Pucks

“Dont acte” pour Tandoori

Et un peu “dont acte” en ce moment…. hummmm.

Je ne sais pas si par contre nous avons bien géré mais sur les dix dernières années, en plus de continuer à sortir des disques soit avec Eiffel soit sous mon nom, nous avons avec Estelle, construit le “Studio des Romanos”: un vrai Studio, “Poil de Planète”: une boite d’édition, et “SeedBombs Music” dernièrement: notre nouvelle boîte de disque.Nous ne sommes pas sûrs que ça va marcher, par contre, nous sommes certains que c’est le seul truc cohérent à faire par rapport à ce que nous sommes et par rapport à ce que nous ne voulons plus vivre.

Vous avez donc créé votre propre maison de disque …. Pourquoi ? Vous avez peur de disparaître?

 Nous n’avons pas peur de disparaître. Nous avons peur de ne plus pouvoir faire ce pour quoi nous sommes fait : écrire des chansons, les porter au public via les médias puis les jouer sur scène.Avec l’avènement du net et la disparition des ventes physiques, la raison même des maisons de disques n’a plus lieu d’être.  Hormis si le peu que tu vends sort avec ta propre maison de disque et que tu prends 90% à la place dans céder 90% pour rien. (Ça ne fait pas des mille et des cents mais ça génère les tournées). Il y a aussi l’idée de qualité de travail et de “compréhension du contenu”. Pas évident de trouver les bons partenaires.Là on est dans un pays ou n’importe quelle “buse” a rythmique et auto-tunée qui a fait un joli score de ventes est portée aux nues par le service privé et public, sacrée talent de l’année. J’en ai fini par trouver ça honteux.Cela fait des siècles que l’être humain sait qu’aucune espèce de rapport entre le nombre de ventes et de propositions artistiques n’existe. (il y a quelques exemples ok, si on parle de Thriller, Let’s Dance, de tous les Beatles ou de Amy Winehouse et Eminem, je suis d’accord).Donc non, SeedBombs Music, nous l’avons monté pour pouvoir continuer, sinon, on crève. Les artistes crèvent.Seuls les entertainers arrivent à faire parler d’eux. La société du spectacle, la peur de la mort, la vacuité….

Aujourd’hui, regardez-vous plus derrière vous que devant vous ?

Ça dépend de qui est derrière!!! ah! Non, hors connerie:  Devant, sans conteste!.Je n’ai jamais compris les gens qui se suffisait de leur “veille” de leur “hier”.Pour ma part, et je ne parle pas forcément dans le cadre d’Eiffel, Eiffel n’étant qu’un de mes projets, je considère n’avoir rien fait qui puisse être à la hauteur des projets artistiques à venir.J’en suis très excité. Toujours.J’ai peur aussi. L’industrie du disque/tournée étant en totale décadence, les subventionneurs donnant toute la fraîche aux entertainers, on pense parfois à déménager hors de France avec Estelle…Mais où ?

Est-ce que l’on peut dire qu’ Eiffel est un groupe politique/politiquement engagé ?

Engagé dans le sens où nous proposerions des choses : Non, absolument non!.Engagé dans le sens ou une certaine vision, critique sociale reviendrait en filigrane dans nos textes : Oui, absolument oui!.

Est ce qu’il y a des groupes de Rock Français et internationaux de la nouvelle génération que vous appréciez ?

 Feu Chatterton en France ainsi que Stuck in the Sound sont deux groupes ayant des allants différents que j’aime beaucoup et respecte énormément.

Quelles sont vos influences littéraires, poétiques, théâtrales et cinématographiques ?

 Ça tire tout azimut: Gabriel Garcia Marquez, Céline, Marguerite Yourcenar, Desprosges, Ferré, Brel, Kundera, Vian, Jean Teulé, Neruda, Calaferte, Villon, Supervielle, Orwell, Terry Gillian, Sohdenberg, Burton, Fellini, Visconti,  Etc etc…

J’ai beaucoup apprécié le dernier Eggers: “The Lightouse” avec W. Dafoe. Magnifique!.

Quelle est votre opinion sur l’industrie du disque d’hier  à  aujourd’hui, ses dérivés, les réseaux sociaux et l’impact qu’ils génèrent ?

L’industrie du disque a été à ses débuts un truc très excitant. Pour avoir lu nombre de bouquins là dessus, certaines bios d’artistes, je pense que cela correspondait à pas mal de gens, de goût, cultivés, absolument pas technocrates…..La notion de Directeur artistique, Réalisateur, Poète, Songwriter, Musicien tout connement, d’Arrangeur etc… prenait un grand sens.Les gens achetaient des disques par millions et de très bons disques.Puis , j’ai l’impression que tout est parti en sucette, abus total, fric partant allegro. Abus en tout genre d’ailleurs.Nous sommes arrivés au moment ou ça commençait à sentir le roussi, cela s’est fait sur une quinzaine d’années: plans de licenciements montés de toute pièces, technique du “starve the beast”, t’affames la bête pour la rendre vulnérable puis pour en déduire qu’elle n’est pas bankable puis pour la virer. Les effectifs des maisons de disques ont été diminués par 10 dans les grandes boîtes, et pas tous mais la plupart de ceux qui restent s’occupent de je ne sais pas…. Facebook ou ce genre d’inepties connectées à Dieu le père.Autant te dire que l’idée de narration, matériau musical, poésie, réalisme, existentialisme, psychédélisme, pataphysique, cadenciel, agogie, modal, tonal, sériel, dodécaphonisme, binaire, ternaire, asymétrique, profondeur, dynamique, entremêlement spoken words-chant, mélismes et etc….. ça ne dit rien à personne.On est un peu comme dans des vestiaires du foot. Zéro-zéro.Les réseaux sociaux, nous utilisons, sans amour, sans fausses idées, juste en attendant que d’autres les remplacent puis disparaissent. Ils ont tué la critique, une grand partie des artistes, et d’une manière plus large, l’idée de véritable communication justement.Leurs créateurs sont les premiers effrayés par le monstre auquel ils ont donné naissance. Ils niquent une partie du psychisme, toute la temporalité humaine (un corps et un esprit ne sont qu’à un endroit à la fois..), les yeux, les mains, le postural, l’idée de bouger, de ne pas être assisté, d’être un peu frais quoi… De plus, le taux de pollution engendré par le flux mondial network, commence à dépasser celui engendré par le trafic aérien mondial.Autant dire que j’ai du mal à donner cher de ces gadgets.

Comment s’est déroulé l’enregistrement de votre sixième album studio “Stupor Machine” ?

Très bien !.Enregistrements des basics Batterie/Basse/Guitares au Black Box studio sur 15 jours.Puis un paquet de mois pour Overdubs en tout genre, pré production , prises voix Lead et Mix au Studio des Romanos.Nous avons du enregistrer à Black Box (Angers) pendant quinze jours en février 2018 si mes souvenirs sont bons…C’est Hugo Cechosz, mon ami (bassiste sur mes tournées) qui a enregistré.On a enregistré sur Pro Tools (Attention, avant d’atterrir dans Pro Tools, nous sommes passés par moults périphs analogs)Puis toute la période Studio des Romanos (5/6 mois/ Bordeaux…) c’est moi qui ai enregistré , pré produit et mixé Stupor Machine.Toujours sur Pro Tools (Idem! Avant, tout est ultra analogique)Oui, c’est très simple : Batterie, basse, Guitares électriques/acoustiques, ampli, synthés, samples, choeurs, contrebasse, piano etc…

Pouvez-vous nous présenter/décrypter l’album “stupor Machine” titres par titres?  

           Je vais faire assez court :        

1.      Big Data

Dystopie en chanson. Pas nouveau, ok (“Big Brother” ou “1984” sur Diamond Dogs / D.Bowie)Mais en 2019..Et vu ce qui attend les humains dans très peu de temps… est-ce vraiment une dystopie?

 2.      Cascade 

Vision Kafkaïenne de la ville, notamment Paris, que j’aime tant mais qu’il me semble voir dépérir à chaque fois que je la retrouve. J’habite Bordeaux… qui se transforme aussi….L’ avenir le moins moche aura lieu à la campagne, pour sûr!

3.      Manchurian Candidate 

 Un Manchurian Candidate est une personne programmée depuis la plus jeune enfance par quelques services secrets de quelques pays, pour devenir  tueur, président , objet sexuel, informateur…A priori, cette technique n’existe plus depuis le début des années 80, mais rien n’est si sûr. Certains se posent la question de l’adaptation de cette technique via une forme d’hypnotisation par le net et notamment les réseaux sociaux.Amazing!

4.      Chasse spleen

      Amour relax sur charbons ardents

 5.      Miragine 

Néologisme inventé par Louis Ferdinand Céline dans son livre “Voyage au bout de la nuit”Mirage et imagine sommes toutes. Dans la bouche de la chanson, on tendrait vers le “J’hallucine”.

6.      N’aie rien à craindre

  Il y a tout à craindre.Cette chanson est donc une sorte d’ensorcellement, de main mise sur l’avenir. De la détresse au final Je pensais bien sûr à Heroes de Bowie pour la musique.Beaucoup d’inquiétude dans ce disque, vous l’aurez noté.  Et souvent, il faut que quand l’artiste évoque du négatif, la seconde d’après, on lui demande s’il n’y a pas un peu d’espoir quand même….Franchement oui… mais non.

 7.      Pécheur pécheur 

J’aimais bien l’idée qu’en 2019, nous pouvions sortir une énième chanson anti religieuse. D’aucuns diront “démodée”. Et de leur rétorquer que quand on voit perdurer les massacres dans le monde au nom de quelques Dieux que se soient, à priori, il ne s’agit que de feux-actualité.Pour ma part, je ne suis ni croyant, ni athée mais agnostique. J’ai beaucoup de respect pour une identité qui croit, par contre une entité de croyance, cela ne donne que ce que nous connaissons.

8.      Hôtel borgne 

 Je pensais à Glass Onion de Lennon pour l’idée de “voir par le monde par le truchement du lorgnon” ou de la fenêtre de l’hôtel Borgne”. C’est une errance assez désabusée, avec quelques personnages rencontrés comme Watto Watoo, The Walrus, Pasolini, Du Bellay, Les frères quat’bras etc…..

9.      Oui 

      Négatif de “A tout moment la rue”

10.   chocho

Chanson je l’espère très joyeuse, origine du monde, sexe de plein air.Chocho étant ce petit animal que seule la gente féminine possède…

11. Gravelines

 Dystopie again, Mais là, cela se passe aux abords d’une centrale nucléaire, Gravelines, et deux jeunes amants qui se donnent un dernier baiser. Autour, un monde dévasté par son explosion.

12. Escampette

Je pense à cette phrase de Vian: “Cet homme n’est pas digne d’un robinet: il fuit!”Escampette , c’est l’idée de “partir”, “faire différemment”, “aller voir ailleurs”Ce que nous faisons.

 13. Terminus

J’aime beaucoup ce monde, la vie, les arbres, la tarte au pomme, la bonhommie d’une abeille.Mes amis, mon amour, ma fille, le ridicule attendrissant de certains animaux (dont les humains en premier) et je ne supporte pas l’idée que je vais voir disparaître tout cela. Peut-être de mon vivant.Enfin, si c’est de mon vivant, ça ne durera pas longtemps! Ah Ah! Oh Oh! Hi Hi!

Vous êtes en tournée depuis le mois de Mai 2019, le public est-il toujours au rendez-vous?

Sans conteste oui !.En 2009 nous vendions 50 000 disques et jouions devant pas mal de gens.En 2019 nous vendons 5000 disques et nous jouons devant plus de monde…Étonnant non….?.Par contre, l’économie fait que nous sommes payés (j’en parle froidement) moins cher qu’il y a 10 ans: 117€ net par tête de pipe alors qu’il y a dix ans 150 € net par tête de pipe!.Ah Ah! Oh Oh! Hi Hi!

Comment se déroulent vos performances live artistiquement et techniquement ?

C’est beaucoup de travail en amont : 3/4 heures de balances à partir de 14 H sachant que la route a été faite le matin (parfois mille bornes). Puis quelques interviews, puis chacun se chauffe à sa manière (personnellement je chante au moins une heure avant chaque concert, très doucement).Puis quand nous rentrons sur scène il faut “oublier” tout ce que l’on sait pour laisser la narration redevenir instinctive, vivante et naturelle. Folle aussi.Comme il y a beaucoup de travail derrière, il s’agit toujours d’un équilibre savant entre perte de contrôle et de concentration en arrière fond.Il y a l’aspect visuel aussi. Visuel cela ne veut pas dire “faire sa gymnastique” comme disait Bashung, mais “incarner” ce qu’il y a à transmettre.Et ça, chacun le fait à sa manière.Parfois cela marche, parfois non. Mais à l’instar de Ian Mc Kaye de Fugazi, l’idée d’un show “rodé” me gonfle.On n’est pas à Versailles. À  noter aussi que notre public n’est pas (ou très peu) petit bourgeois.

Eiffel est connu et apprécié (entre autres) pour son son, son énergie et ses textes très travaillés. Comment restez-vous fidèle à vos idées, vos valeurs, vos convictions sans jamais céder aux codes de déontologie du système/du show business ?

Franchement, et comme beaucoup de nos contemporains, on fait comme on peut!!!!.En fait, on ne se dit jamais: “Restons fidèles à nos valeurs, nos convictions!”.Je me rend juste compte en 2019 que c’est bien le “contenu”: la musique, les textes, les concerts, le studio, la rêverie, une part de romantisme et de Donquichotesque qui fait que les mots “valeurs et convictions” pourraient prendre du sens chez nous. Pas l’inverse.Nous sommes des artisans avant tout comme disait Bowie “Je suis un penseur tactile”. Il y a beaucoup d’instinct avant tout, puis l’intellect fait sa part de job, c’ est bien une des particularités (voir maladies) de l’être humain.

  Quelles sont les choses que vous regrettez ?

Ne pas avoir pris certaines bonnes décisions très tôt….. Avoir été trop gentil, trop bon-trop con. Nous avons fait tomber quelques murs, mais si l’exigence de travail avait été à la hauteur de l’exigence artistique, je pense que des murs plus importants seraient tombés. Je parle des murs de la critique et de l’Intelligentsia Parisienne.Maintenant, tout cela n’existe plus, il n’y a plus de “critique”, il n’ y a que de jeunes technocrates plus ou moins morts face à un I phone. Du coup, le problème n’existe plus, nous nous adressons directement au public.Je ne pense pas que cela ne soit que bénéfique, la critique et sa liberté restaient un des points capitaux à mon sens.

Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour les années à venir ?

 De trouver une solution pour enrayer l’affolement climatique…Humour noir….. cause perdue…nous en sommes bien incapables….Je ne sais pas: outre le fait de sortir moults nouveaux disques différents et tourner beaucoup, j’avoue être à l’heure actuelle totalement déstabilisé par les tournures que vont prendre nos vies à tous ici: maintenant.

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Merci à Romain Humeau!

Interview réalisée par mail via : @ephelide

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